
Extrait de Zamana :
(...) Dehors était plus instable que jamais. Pris de panique, les animaux rompaient leurs amarres et s’échappaient : chevaux, mulets, cochons, vaches… Même les poules tentaient de quitter leur enclos. La nature entière semblait se rebiffer. Elle libérait de nouveaux éboulements dans les vallées proches. « Il faut partir » finit par consentir l’homme au chapeau. Et c’est en pleurant que mes quatre derniers maîtres attelèrent leur voiture pour fuir l’ultime malheur. La poussière des chevaux n’était pas retombée que le volcan reprenait ses secousses. Elles perturbaient à peine le silence des jardins abandonnés, mais elles annonçaient l’heure fatidique. J’observais mes alentours enneigés comme le crépuscule d’une nuit définitive. Celle qui suivit fut zébrée d’éclairs et de détonations, une étrange nuit de pluies torrentielles qui eut effrayé mes compagnons sans racines s’ils étaient restés à demeure. Une nuit de lahars meurtriers qui dévasta les bourgs limitrophes, emportant des centaines de vies qui n’eurent pas le temps d’être pleurées. Une nuit d’épouvante, prémisse aux ténèbres du lendemain.
Car à peine le soleil eut-il offert ses rayons aux cloches d’églises qu’une énorme explosion vint déchirer le ciel. En une fraction de seconde, la montagne libéra ses forces dantesques et une gigantesque masse noire sortit de son ventre. Une boule géante de fumées ardentes roula jusqu’à la mer et détruisit tout sur son passage. Elle engloutit la ville et tous les villages voisins. Les bateaux de la rade furent également avalés dans une épouvantable clameur, aussi intense que brève. Les souffrances de la forêt brûlée parvenaient à mes racines, comme des cris désespérés. En quelques minutes, toute vie de surface avait disparu. Le feu avait tout anéanti sur ma gauche, du haut de la montagne jusqu’à la rade. Même la mer expirait sous les flammes. La providence avait fait de moi le factionnaire du cataclysme. Je me trouvais à la stricte limite de son passage, brûlé mais vivant. La gigantesque masse noire avait obscurci le ciel, et ses bords laissaient retomber des pierres incandescentes sur les cannes et les cases. Ici, nous avions évité l’explosion, pas le feu. C’est alors qu’une vague géante se précipita sur l’habitation. La mer s’était soulevée et balayait les derniers murs que le volcan avait épargnés. En se retirant, elle dévoila une vaste calamité, un bric-à-brac de débris enchevêtrés, de ruines calcinées.
Au même instant, à quelques miles de l’effroyable brasier, un steamer s’apprêtait à accoster au port ; à son bord, les derniers humains à avoir foulé le sol vivant de la ville. Personne ne savait encore l’ampleur du désastre qu’ils venaient de fuir. Parmi eux, un homme au chapeau, sa femme et ses deux fils.
D’immondes boues blanches engluaient des cadavres d’animaux, comme une vaste purée mélangée à de la viande. Mes abords n’étaient plus qu’un infini cimetière livré au silence sépulcral. La propriété était méconnaissable. Les vents charriaient encore les poussières volcaniques, si bien que le jour suivant s’était levé sur un décor blafard, un paysage lunaire aux senteurs de mort. J’avais perdu la moitié de mes branches, mon feuillage n’existait plus. Je n’étais qu’une vilaine ossature couverte de cendre. L’enfer était tombé sur mon village et avait effacé tous ses repères. Les jours qui suivirent furent ponctués d’explosions nouvelles et de pluies lactescentes. Les roulements infernaux continuaient de bouger la terre. Au large croisaient parfois des bateaux qui récupéraient des rescapés. Parmi eux peut-être des âmes d’ici, travailleurs des champs, travailleurs d’usine, artisans… J’éprouvais un étrange sentiment d’attachement pour ces petits êtres qui avaient fait partie de mon théâtre. Je me mis à regretter leur absence et à souhaiter leur survie. Me laissais-je gagner par les émotions humaines ? Les aimais-je ? Oui, certainement. À ma manière. Et au fond de mon corps sec, coulait une sève ainsi que pouvait battre un cœur (...)
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